Témoignage sur la soeur Odette PRÉVOT de Chantal GALICHER

Il y a déjà 10 ans que les événements se sont passés et le temps efface ou modifie les souvenirs. Je vais m’efforcer de les retrouver aussi exacts que possible.

Par 2 fois, j’ai été envoyée à la fraternité de Kouba où vivait Odette : en 1978-1979 et de 1991 à1995. J’ai donc vécu à Alger avec Odette jusqu’à son dernier jour et j’ai pu constater l’évolution qu’elle a vécue surtout pendant sa dernière année.

Odette avait une personnalité forte, elle avait beaucoup de dons humains et spirituels, mais aussi un caractère abrupt qui ne la rendait pas facile à vivre, cependant, j’ai toujours eu le sentiment que « Quelqu’un » l’habitait et la conduisait, ce qui ne se faisait pas sans luttes intérieures. Elle avait une grande puissance de travail, une grande capacité d’attention et d’écoute, particulièrement pour les enfants auxquels elle consacrait beaucoup de son temps au retour de son travail, dans le soutien scolaire (elle était institutrice de profession et de cœur). Elle avait aussi un grand souci pastoral, elle était attentive à la qualité de la vie liturgique à la paroisse de Kouba. Dans la liturgie bien préparée, elle entendait exprimer à la fois la grandeur et la proximité de Dieu.

La rencontre avec l’Islam marquait son chemin spirituel, elle était en recherche, en attente de rencontrer les musulmans et d’en recevoir une lumière sur leur chemin. Je me souviens de sa joie et de son étonnement, quand un jeune musulman, ne sachant pas s’il devait ou non participer au Ribat, avait simplement ouvert son Coran, au hasard, priant Dieu de l’éclairer et y avait trouvé une phrase qui, pour lui était une invitation à suivre un nouveau chemin en participant au Ribat : Dieu peut-Il donc parler aussi par le Coran, comme Il nous parle par la Bible ?

Il me semble que sa relation à l’Islam, qui était devenue un élément fondamental de sa vie, s’exprime parfaitement dans une sorte de calligraphie qu’elle avait apportée à un chapitre de la Fraternité auquel elle avait participé. Voici le commentaire qu’elle en avait fait et qui a été redonné par l’une des participantes à ce chapitre :

« En 1989, Odette participa au chapitre de la Fraternité. Chacune y était invitée à apporter un objet, un symbole qui exprimait quelque chose de ce qu’elle vivait, là où elle était envoyée. Elle apporta cette calligraphie avec cette explication :

Au cours d’une méditation sur sa vocation, son envoi au peuple Algérien, elle s’arrêta sur le Nom de Dieu : Allah et elle traça cette écriture (en noir). Elle fut frappée par ces 3 verticales et cela la poussa plus avant dans sa méditation. Elle contempla alors ce Dieu Amour et voici qu’elle aperçu la dernière lettre : h (un peu comme l’ébauche d’un cœur, alors, elle forma l’autre moitié du cœur (en rouge). Elle se laissa porter jusqu’à la vision de cet amour, traversé par la contradiction. Elle sentit son amour pour ce peuple, traversé lui aussi par bien des divergences (et pas seulement culturelles) chemin parfois difficile à se frayer et à poursuivre au sein de l’Islam. Alors, elle traça la petite transversale rouge qui traverse le Nom. Quand ses yeux s’ouvrirent, elle vit ce symbole (le cœur) qui est le tout de notre appel, réponse du Seigneur à notre quête. »

Cette méditation qu’elle avait livrée à ses sœurs pendant le chapitre de 1989, me semble exprimer le profond de sa vie en terre d’Islam, en unissant le nom de religion qu’elle avait « reçu » au début de sa vie religieuse : « de la croix » et le Sacré-Cœur, du nom de la Fraternité.

La dernière période de sa vie a été marquée, bien sûr par la situation sécuritaire de l’Algérie, la tension montait et se posait la question de vérifier nos motivations de rester en Algérie. A la demande du P. Tessier et d’Annie, notre responsable générale, Odette a exprimé son choix de rester pour continuer la mission de Jésus et a développé ses motivations pour cela. Le texte est connu et exprime la dimension eucharistique de notre vie qu’elle entendait assumer : faites ceci en mémoire de moi.

Dans cette période, nous avons fait ensemble une session PRH ensemble, Odette, Anne Marie et moi. Cette session a été, je pense un élément important dans le changement qui s’est opéré en elle à cette époque, elle a ressenti la nécessité de travailler sur elle et d’exercer pleinement la liberté intérieure dont elle jouissait. Peu à peu, nous avons constaté qu’en elle une évolution se faisait. Elle est devenu moins irritable, plus calme et perdait de son besoin de critiquer à priori.

Peu avant Noël 1994, en rentrant des Glycines, elle nous a dit qu’elle avait vécu un dur combat pendant l’Eucharistie du matin. Elle avait entendu la lecture du livre des Cantiques des Cantiques 2, 8-14 où il est dit : «  Lève-toi, mon amie, viens ma toute belle… » Cette parole l’a atteinte au plus profond d’elle-même et elle l’a entendue comme une invitation à une rencontre prochaine. Jusqu’au moment de la communion, elle a été en lutte. Au moment de la communion, elle a pu dire à peu près : « Ce sera quand tu voudras » et la paix s’est installée en elle…..

Témoignage de Chantal 2014

Pendant l’été 1995, nous sommes rentrées en France. Lors d’une rencontre de la Fraternité, beaucoup de sœurs ont noté un changement de comportement d’Odette, dans le sens d’un apaisement, d’un assouplissement. Elle est allée dans sa famille et au moment de quitter sa belle-sœur, elle lui a dit : « Si tu veux me faire un cadeau, permets-moi d’offrir ma vie » Il était évident que le Seigneur travaillait en elle et qu’elle se livrait à ce travail.

Odette et moi, nous sommes revenues à Alger, Anne Marie avait des problèmes de dos et elle devait rester pour se soigner en France.

Un évènement important se préparait en Algérie, le 16 novembre 95, devait avoir lieu la première élection présidentielle pluraliste, l’approche de cet évènement faisait craindre un regain de violence, déjà 10 religieux ou religieuses avaient été tués en Algérie depuis mai 1994, aussi le P. Tessier, nous avait demandé de limiter nos déplacements et de ne rentrer chez nous (à une douzaine de kilomètres du centre d’Alger où nous travaillions l’une et l’autre) que pour le week-end (jeudi et vendredi), c’est ce que nous avions fait pendant environ un mois. Nous rentrions le mercredi soir et une voisine, mère de 6 enfants, malgré ses faibles ressources, nous préparait toujours un couscous, car, disait-elle, vous n’avez plus de provisions à la maison et vous ne pouvez pas faire les courses en rentrant. Ce couscous garde pour moi une saveur inimitable.

Le jeudi 9 novembre, un jeune du quartier est venu voir Odette pour qu’elle l’aide à rédiger un devoir, (elle aidait beaucoup de jeunes du quartier dans leurs études) puis, un étudiant habitué du CCU (Bibliothèque universitaire des Jésuites, où je travaillais), est arrivé, sortant d’une réunion électorale du candidat du RCD (parti laïc démocratique), il voulait nous partager l’espoir qu’il mettait dans ces élections, les premières qui offraient un choix.

Le soir, au téléphone, le Père Marcel Bois, notre curé a fixé l’heure de la messe pour le lendemain matin : 8h30. Il changeait régulièrement, car les trajets entre la maison et l’Eglise étaient devenu un temps privilégié d’attaque des religieux ou religieuses.

Le lendemain matin, avec Odette, nous sommes sorties de la maison, pour arriver sur la grande artère voisine. Nous avions rendez-vous vers 8h1/4 avec une amie, qui nous prenait en voiture pour aller jusqu’à l’Eglise du quartier. A cette heure-là un vendredi matin, jour de repos, la rue était déserte. Là, il y a un blanc dans ma mémoire, je me retrouve assise par terre, avec du sang qui me monte à la gorge par saccade. J’ai craché ce sang et le flux s’est heureusement tari ! Constatant que je ne ressentais pas de douleurs, je me suis dit que cela ne devait pas être grave. En levant les yeux, j’ai vu un tout jeune homme armé. Nous nous sommes regardé et je me souviens de m’être dit : « Merci mon Dieu, je ne le connais pas » Il m’aurait été très dur, en effet, de reconnaître un de nos voisins. Grâce à cette « entrevue » j’ai toujours eu le sentiment que je n’avais pas été personnellement visée, mais que je ne l’avais été, qu’en tant qu’Européenne ou religieuse, ce qui est tout autre chose. J’ai été étonnée de ne pas ressentir de peur à ce moment-là, mais de l’étonnement, peut-être parce que ce garçon me semblait très jeune, ou parce que cela ne ressemblait pas à ce que nous nous imaginions parfois en pensant à ce qui pourrait arriver, ou encore, parce que la situation étant objectivement grave, Quelqu’un d’autre me couvrait sous son ombre et me prêtait ses yeux et son cœur pour voir et sentir autrement. Ensuite, derrière l’endroit où était notre agresseur, j’ai vu Odette, écroulée sur le sol, j’ai réalisé qu’elle était morte, mais curieusement, sans éprouver d’émotion, c’est peut-être une anesthésie émotionnelle du choc

Au bout de quelque temps, un policier arrivé, il m’a amenée en voiture à l‘hôpital du quartier, juste à côté. A l’accueil, un voisin était là et m’a regardé l’air effrayé, je lui ai demandé de prévenir le curé, puis on m’a expédiée à Aïn Naja, l’hôpital militaire d’Alger. Je n’ai plus aucun souvenirs depuis mon entrée dans l’ambulance jusqu’au réveil à l’hôpital Bégin à Paris, le lundi suivant. J’y avais été transférée le vendredi soir après avoir reçu les premiers soins à Alger.

Nous avions vécu à 3 ces années noires à Alger et heureusement, nous n’étions que 2 ce jour-là, mais c’est en France qu’Anne Marie a appris la nouvelle et cela a été pour elle une blessure terrible qui a mis beaucoup plus de temps à se cicatriser que les miennes. Il y a ce qui est visible et ce qui ne se voit pas.

Au réveil, le bilan n’était pas encourageant : l’œil gauche très perturbé, le bras droit dans le plâtre, l’avant-bras chargé d’un fixateur externe (le radius était brisé et il en manquait 1cm)) et la main droite était incapable de s’ouvrir seule, je ne pouvais me soulever dans le lit que si l’on me soutenait le cou, ni m’alimenter par voie orale et une infection me mangeait les poumons, mais comme au moment de l’attentat, mon état de faiblesse me laissait à l’ombre de Celui qui repousse au loin les mauvais rêves et les angoisses de la nuit : je me souviens de morceaux du psaume 90 qui habitaient mes insomnies: « Quand je me tiens sous l’abris du Très haut… Qu’il en tombe mille à tes côtés… toi tu restes hors d’atteinte » Un autre texte me revenait à l’esprit : « Deux femmes sont assises ensemble à la meule, l’une est prise, l’autre est laissée… » C’était l’évangile du vendredi suivant. La route a été longue et semée d’embuches pour retrouver l’autonomie et la santé, en essayant de ne pas oublier ce qui m’a été donné de vivre et la question : « que faire de cet événement » ?

Après cela, je comprends mieux que pour le peuple Hébreux, les 40 ans de marche au désert, qui n’avaient rien d’une promenade de santé ait été relus comme un temps privilégié de rencontre avec son Dieu.

La liste serait longue de tous ceux et celles qui d’une façon ou d’une autre ont contribué à me remettre debout, à traverser le désert et à remonter la pente et je leur suis très reconnaissante.

L’année suivante, à la suite de l’enlèvement, et de la mort des moines de Tibhirine, le testament de Christian de Chergé a été publié. Lorsque nous nous rencontrerons s’il plait à Dieu, je lui demanderai comment comprendre cette phrase de son testament : « J’aimerais que ma communauté, mon Eglise, ma famille se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays. Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal.» Mais peut-être alors, dans la Lumière n’aurai-je plus besoin d’explications.

Chantal Galicher
Romans sur Isère le 19/09/2014

PDF: 2 Témoignage sur Sœur Odette Prévost de Chantal Galicher 2005 et 2014

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