C’est cette beaute qui es ma vie – Andrea MANDONICO

« C’EST CETTE BEAUTE QUI EST MA VIE »

Castelfranco, Italy, abril 2015, assemblée mondiale Famille Spirituelle Charles de FOUCAULD

Conférence de Andrea MANDONICO

1. Comme nous l’avons toujours dit CDF n’est pas un théologien : c’est un ‘spirituel’, c’est-à-dire qu’il fait une théologie existentielle à partir, non de la théologie enseignée en son temps, mais à partir des auteurs spirituels (Ste Thérèse d’Avila, St Jean Chrysostome et St Jean de la Croix). Mais si Fr. Charles n’est pas un théologien, il est sans doute un homme spirituel, je dirais même un maître spirituel, parce qu’il a su arriver au cœur de la vie chrétienne, c’est-à-dire à Jésus lui-même et, en imitant Jésus, – imitation extérieure mais surtout intérieure – à donner une structure à l’homme ou à la femme qui mettent leurs pas derrière les siens dans la « sequela Christi ».

2. Mais il a quand-même deux retraites assez longues sur l’Incarnation qui occupent, la première, tout le livre « La dernière place », et la seconde, presque tout le livre « Crier l’Evangile ». La première, c’est la retraite qu’il fait à Nazareth du 5 au 14 novembre 1897 dans son ermitage de ND du Perpétuel Secours chez les Clarisses. La deuxième, c’est la retraite qu’il fait « en esprit » à Ephrem, du 14 au 21 mars 1898, tout en étant chez les Clarisses de Nazareth.

2.1. Mgr Bouvier écrit dans l’introduction à « La dernière place » que Fr. Charles fait cette « petite retraite » pour : « 1° tâcher de vous mieux connaître, pour vous mieux aimer ; 2° tâcher de mieux connaître votre volonté pour mieux la faire». Alors pour mieux connaitre et aimer son bien-aimé frère, il commence ses 4 méditations par jour projette une manière très classique : il projette un regard de contemplation sur Dieu et sur l’incarnation, puis il regarde vivre Jésus (Dieu dans sa famille humaine), et après, à partir des méditations sur les vertus de Jésus, il essaie de vivre lui-même ces vertus qui ‘incarnent’ ainsi la vie de Jésus en lui. Ces méditations s’achèvent dans une élection élaborée dans les deux derniers jours de la retraite. Son grand souci est de contempler pour mieux imiter : c’est pour cela qu’on trouve un va-et-vient entre la contemplation de Jésus et sa vie passée, à la lumière de la miséricorde divine, et la vie présente à la lumière des vertus de Jésus à imiter.

2.2. Mgr Bouvier, toujours dans l’introduction à « Crier l’Evangile » écrit ce que Fr. Charles fait « pour tenir compagnie à Notre Seigneur Jésus ». Pour lui tenir compagnie, il le suit dans sa préparation à la passion. Jésus profite de ses derniers jours pour rappeler à ses disciples « le sens des événements de son enfance et de sa vie cachée et leur redire l’essentiel de son enseignement, les remettre dans la nouveauté de la Parole entendue sur les routes, leur confier ‘à l’oreille’ les secrets de son Cœur pour qu’après son départ ils les crient ‘sur les toits’ ».

En conséquence Fr Charles structure cette retraite de la manière suivante : « Les lundi et mardi, c’est la vie cachée de Jésus qui est contemplée : incarnation, visitation, naissance, circoncision, présentation au Temple, vie à Nazareth, séjour au Temple à 12 ans, puis le passage à la vie publique : baptême, séjour au désert, tentations au désert; les mercredi, jeudi et vendredi, ce sont les actes publics de Jésus qui sont repris, ou annoncés : enseignement dans les synagogues, rejet de ses compatriotes de Nazareth, guérisons, veilles nocturnes, défense des apôtres et des faibles devant ceux qui les attaquent, prédication courageuse, proclamation des béatitudes, des deux commandements de l’amour, attitude de compassion, demande de confiance en sa présence permanente, annonce du don de l’Eucharistie, prédiction de la Passion et de la Croix ».

Et comme dans « La dernière place », Fr. Charles fait suivre cette vie de Jésus par les vertus, et ainsi « les trois derniers jours de la retraite sont consacrés à cet examen des vertus. On y retrouve facilement, quand on connaît les thèmes chers à Charles de Foucauld, la liste des vertus du « Modèle Unique » : courage, humilité, douceur, obéissance, amour, prière, vérité, foi, espérance, vigilance, sainteté, pénitence, charité matérielle et aumône, charité spirituelle et bonté envers le prochain, avec une insistance finale sur la pauvreté, la prière et l’humilité et « avant tout, amour de Dieu et amour de tous les hommes ».

3. Dans la première méditation que nous retrouvons en « La dernière place », Fr. Charles déclare toute de suite que le Fils s’est fait homme par amour :

« Votre incarnation, mon Seigneur Jésus c’est une œuvre d’amour: c’est la deuxième Personne de la sainte Trinite, égale au Père, qui, par un acte de la sainte Trinité, prend une chair humaine dans le sein de Marie et s’unit à une âme humaine pour former l’homme Dieu Jésus, égal au Père comme Dieu, inférieur comme homme, en somme égal puisque la Personne de Jésus est une et que l’humanité qu’elle ajoute à sa divinité ne diminue en rien celle-ci qui par conséquent reste l’égale du Père ».

Et quelques lignes plus tard il répétera : « C’est une œuvre d’amour: ‘Le Père a tant aimé les hommes qu’il leur a donné son Fils unique’».

Grace à l’incarnation de la seconde personne de la Trinité, qui est Dieu de toute éternité, l’amour trinitaire se révèle amour pour les hommes, pour leur salut. Il le dira d’une manière un peu compliquée, car il veut suivre ce qu’il a appris dans la théologie qui affirmait que « le premier objet de Dieu dans l’Incarnation, c’est sa propre gloire ». Mais il ajoute qu’avec le désir de sa gloire, il y a le salut des hommes :

« le motif qui a poussé, porté la sainte Trinité à faire l’incarnation, c’est le désir du salut des hommes, le désir, par conséquent, de partager avec eux les richesses de son bonheur et de sa gloire : ce motif, c’est donc la bonté… L’incarnation comme la création est donc l’œuvre de la bonté de Dieu : de sa puissance, mais de sa puissance poussée par sa bonté ».

Dans la retraite d’Ephrem, en méditant sur Lc 1,38, CDF revient sur la cause de l’incarnation et il répète qu’elle a sa source dans l’amour et la bonté de Dieu.

« Et pourquoi ai-je voulu tant descendre ? Par amour… Dieu a tant aimé les hommes qu’il a voulu leur donner son Fils unique pour les sauver… pour les racheter, pour être leur voie, leur vérité et leur vie… L’amour divin est un, l’amour du Père, l’amour du Fils, l’amour du Saint-Esprit pour les hommes sont un seul et même amour, un seul et même amour divin, un seul et même Dieu… Le Fils s’est fait homme, s’est incarné par cet unique et même amour qui porte les trois Personnes divines à vouloir ensemble d’une volonté unique l’Incarnation… C’est par amour, par un seul et même amour et par une même volonté que mon Père a voulu que je m’incarne, que j’ai voulu m’incarner, que le Saint-Esprit a voulu que je m’incarne: ce qui m’a fait venir ici-bas parmi vous, moi votre Dieu, c’est mon amour pour vous tous, ô hommes… C’est le même amour qui me fait faire toutes mes actions… Venu ici-bas pour vous seuls, tout ce que j’y fais, c’est pour vous seuls ».

D’une manière presque parallèle aux méditations de « La dernière place » il voit toute la vie de Jésus vécue dans l’amour et par amour pour nous les hommes. Et il y explicite une autre raison de l’Incarnation de Jésus : le salut de l’humanité. « Je suis venu en ce monde pour le salut des hommes, de tous les hommes ». Ce n’est pas sans raison qu’il fait suivre à cette première méditation celle sur la Visitation (Lc 1,39) où Fr. Charles met sur les lèvres de Jésus le passage que nous tous, nous connaissons bien car il est inscrit dans notre vocation de disciples de Fr. Charles:

« Je me suis donné au monde pour son salut dans l’incarnation… Avant même de naître je travaille à cette œuvre, la sanctification des hommes…je pousse ma mère à y travailler avec moi… Ce n’est pas elle seule que je pousse à travailler, à sanctifier les autres, dès qu’elle me possède, c’est toutes les autres âmes à qui je me donne… […] je leur dis de sanctifier les âmes en me portant parmi elles en silence : aux âmes de silence, de vie cachée, vivant loin du monde dans la solitude, je donne ici leur mission et leur règle, et je leur dis : toutes, toutes, travaillez à la sanctification du monde, travaillez-y comme ma mère; sans parole, en silence, allez établir vos pieuses retraites au milieu de ceux qui m’ignorent : portez-moi parmi eux en y établissant un autel, un tabernacle et portez-y l’Evangile, non en le prêchant de bouche, mais en le prêchant d’exemple, non en l’annonçant mais en le vivant : sanctifiez le monde, apportez-moi au monde, … comme Marie m’a porté à Jean ».

4. Un autre aspect qui lui est propre, c’est d’attacher à ce mystère de l’Incarnation celui de l’humilité de Dieu se faisant homme et prenant la nature humaine :

« Une chose apparait tout d’abord, si merveilleuse, si étincelante, étonnante, qu’elle brille comme un signe éblouissant : c’est l’humilité infinie que contient un tel mystère : Dieu, l’être, l’infini, le parfait, Créateur tout puissant, immense, souverain maître de tout, se faisant homme, s’unissant à une âme et à un corps humains et paraissant sur terre comme un homme, et comme le dernier des hommes. […] Il est né, il a vécu, il est mort dans les plus profondes abjections et les dernières opprobres, ayant pris une fois pour toutes tellement la dernière place que nul n’a jamais pu être plus bas que lui ».

Il termine sa méditation en disant que lui aussi doit vivre cette humilité que Jésus nous a apprise dès sa naissance et donc « chercher toujours la dernière des dernières places ».

Aussi, dans la retraite d’Ephrem, il trouve la même humilité de Dieu qui se fait homme :

« Tout en restant Dieu je suis devenu homme… […] Quelle leçon d’humilité, d’abaissement, d’abjection… Qui pourra jamais descendre autant ; vous aurez beau descendre, vous descendrez d’une manière finie ; moi, je suis descendu d’une manière infinie ».

Et quelques pages plus loin, dans la médiation du soir sur Lc 2,21, Fr. Charles souligne davantage cette humilité de Jésus en écrivant :

« mon incarnation, humilité infinie, sans mesure; ma naissance, humilité; ma circoncision, humilité; mes trente ans de vie cachée, humilité; tout est humilité en moi : « je suis doux et humble de cœur »… ».

Amour et humilité sont les deux refrains qui accompagnent l’Incarnation : « humilité… par amour, par amour pour vous… pour votre amour ».

Et comme dans la méditation de « La dernière place » ici aussi Fr. Charles termine en disant : « En ceci je suis votre voie, votre exemple. Vous devez, pour les mêmes causes [c’est-à-dire l’amour et la bonté], faire exactement de même ».

5. Retournons aux méditations de « La dernière place ». Dans la II et III méditation, il contemple Jésus dans sa vie cachée. C’est une longue méditation où le sujet est le passage de Lc 2, 50-51 : « Il descendit avec eux, et alla à Nazareth, et il leur était soumis ».

La vie de Jésus fut une vie d’humilité, une vie d’abjection avec ses saints parents, car « Il descendit avec eux pour y vivre de leur vie, de la vie de pauvres ouvriers, vivant de leur labeur ; votre vie fut comme la leur pauvreté et labeur ; ils étaient obscurs, vous vécûtes dans l’ombre de leur obscurité ». En outre la vie de Jésus fut une vie de retraite et de soumission filiale à Marie et à Joseph (Il était un fils modèle !).

A cet aspect visible de la vie de Jésus, Fr. Charles ajoute sa partie invisible : « La partie invisible c’était la vie en Dieu, la contemplation à tout instant ». De cette partie invisible découle une vie de prière faite d’adoration, c’est-à-dire de contemplation, d’admiration muette qui est la plus éloquente des louanges et qui renferme déclaration d’amour la plus passionnée; l’action de grâce ; la demande ; la pénitence, faite de jeûne et de travail, à laquelle il consacre six pages !

Comme dans les précédentes méditations, il applique à lui-même ces deux aspect de la vie de Jésus : « vivre, moi dont la vocation est d’imiter la vie cachée de Jésus, d’une vie d’humilité, d’abjection, de pauvreté, de labeur (travail manuel entre 7H et 8H et demie), d’obscurité, de retraite, de soumission, de prière, de pénitence, de pauvreté ».

Il est vrai que Fr. Charles applique ce qu’il est en train de vivre à la sainte famille, mais ce qui me semble important à retenir c’est que par son Incarnation, le Verbe de Dieu expérimente donc la nature humaine et qu’il apprend ce que c’est qu’être un homme, pas un homme « d’un rang un peu élevé dans le monde, roi, prince, prêtre, savant… condition moyenne au moins », mais un homme très ordinaire, classé même parmi les derniers, pour «éprouver lui-même la misère que nous souffrons pour avoir péché contre Lui».

S’il est vrai que Jésus a accompli sa mission publique sans éclat extérieur, dans l’humilité, dans l’abjection, c’est surtout en contemplant sa vie cachée à Nazareth que Charles de Foucauld comprend l’humilité de l’incarnation de Jésus. Le Verbe incarné, le Fils de Dieu y continue cette vie d’humilité qu’il a assumée à Bethléem, homme parmi les hommes, se soumettant aux lois communes de l’existence, partageant avec les habitants de Nazareth la vie de pauvre et obscur ouvrier, choisissant le dernier des villages de Galilée, qui n’avait rien de particulier, si ce n’est une mauvaise renommée (Jn 1, 46). C’est bien dans ce village que l’homme Dieu Jésus a établi sa demeure et qu’il a passé presque toute sa vie : une vie simple, sans rien d’extraordinaire, la vie normale d’un enfant apprenant en famille à la fois la langue de tous les jours, l’araméen, et celle de la prière à la synagogue, l’hébreu, la vie d’un jeune travailleur faisant avec son père l’apprentissage du métier de charpentier et, avec ses voisins, celui de la vie en société avec ses joies, ses souffrances, ses problèmes. On peut dire que l’humilité de Dieu devient histoire à Nazareth, l’histoire du Fils de Dieu, ou encore, que par l’Incarnation, Dieu apprend à vivre en homme Tel est l’enseignement que Charles de Foucauld tire des paroles de l’Evangile selon saint Luc 2, 50-51 : «Il descendit avec eux ; et Il vint a Nazareth ; et Il leur était soumis». Quelques mois avant sa mort, dans une brève méditation sur le même passage évangélique – la dernière sur Nazareth – il écrit: « Il descendit : toute sa vie, il n’a fait que descendre : descendre en s’incarnant, descendre en se faisant petit enfant, descendre en obéissant, descendre en se faisant pauvre, délaissé, exilé, persécuté, supplicié, en se mettant toujours à la dernière place ».

6. Dans la IV méditation, il contemple la vie publique de Jésus, là où Jésus reconnaît qu’il « tâche de sauver les hommes par la parole et les œuvres de miséricorde, au lieu de me contenter de les sauver par la prière et la pénitence comme je faisais à Nazareth ». Vie de souffrances matérielles et morales qui aura son sommet dans la passion, résurrection et ascension (méditations du 7 novembre) qui explicite davantage le but de l’incarnation de Jésus, c’est-à-dire le salut de l’humanité. Mais je veux faire remarquer que pour CDF l’incarnation continue dans l’eucharistie et dans l’Eglise, ainsi que dans l’âme fidèle (méditations suivantes). Mais cela est l’intervention d’Antoine demain et je lui laisse volontiers la parole car il y a toujours à apprendre, beaucoup même, quand Antoine parle…

7. Si l’Incarnation continue dans l’Eglise et l’âme fidèle, cela signifie qu’elle continue aussi dans la vie de Fr. Charles. Voilà pourquoi après avoir regardé la miséricorde de Dieu sur lui-même et sur sa vie passée, il continue sa retraite en analysant les vertus de Jésus. Comme je le disais au début, c’est en imitant les vertus de Jésus qu’il apprend à être comme Lui et à vivre en Lui. Jésus, en s’incarnant, a appris à être un fils d’homme, CDF en imitant Jésus apprend à être fils de Dieu.

Les vertus qu’il médite sont :

  • Le 9 novembre: Foi ; Espérance et Charité ;
  • Le 10 novembre: Courage ; Humilité ; Véracité ; Prière ;
  • Le 11 novembre: Prière (suite) ; Obéissance ; Chasteté ; Pauvreté ;
  • Le 12 novembre: Abjection ; Travail manuel ; Retraite ; Pénitence ;

Le deux dernier jours, les 13 et 14 novembre, sont réservés à la récapitulation des résolutions et à l’élection, selon la bonne méthode ignacienne.

Suivant l’indication reçue, je m’arrête sur le travail manuel et la prière, et j’essayerai de voir ce qu’il dit et comment il a vécu ces deux vertus jusqu’à son ordination en 1901.

TRAVAIL MANUEL

a. Je commence par le travail car, comme l’a fait remarquer PA Sequeri, CDF a changé l’ordre bénédictin de l’ « ora et labora » en « labora et ora » . Quand il pense à sa future congrégation qui rassemblera « quelques âmes » pour imiter la vie de Jésus à Nazareth, il écrira qu’elles vivront : « uniquement du travail des mains… [et] ajouter[ont] à ce travail beaucoup de prières ».

b. On ne sera pas étonné de constater que le travail manuel, qui n’est pas compté parmi les vertus selon la théologie classique, occupe une place importante dans les listes des vertus de Nazareth dressées par Charles de Foucauld.

c. Je crois sincèrement que nous ne pouvons pas parler de travail manuel dans la vie de CDF jusqu’à son entrée à la Trappe, excepté peut-être le travail – mais il n’était pas manuel – pour la rédaction de ‘Reconnaissance au Maroc’. En raison de sa fortune familiale, mais aussi parce qu’il n’avait pas une grande estime pour le travail manuel, considéré comme un abaissement et réservé aux serviteurs, il pouvait vivre sans travailler.

En entrant à la Trappe, Fr. Marie-Alberic peut s’adonner au travail. L’occupation principale est le travail aux champs : « En automne de vendanger ; de nettoyer les champs en hiver ; de scier du bois ; au printemps de piocher les vignes ; en été de récolter le foin, de moissonner » et cela « chaque jour pendant six heures ou six heures et demie ». Travail qu’il juge « infiniment salutaire pour l’âme : tout en occupant le corps, il laisse à l’âme le pouvoir de prier et méditer ». Il est donc très satisfait du travail, mais son supérieur l’est un peu moins, lui qui écrit à l’abbé de ND des Neiges : « Par plus prochain courrier écris donc à Fr. Marie-Alberic… de s’occuper immédiatement du tracé de nos chemins ; comme il ne peut pas faire grand-chose au travail, une telle occupation serait excellente pour lui… ». Mais malgré son peu d’aptitude au travail manuel, on ne le laisse pas dans l’oisiveté : il sera chargé du bois à brûler ; il s’occupera des orphelins, il sera sacristain et sonneur des cloches, travail qu’ il préfère parmi tous les travaux.

Quand il sera à Nazareth, son travail consistera à être « serviteur, domestique, valet d’une pauvre communauté religieuse […]. Mon service consiste à servir des Messes, à faire des travaux de sacristie, à balayer, à faire quelques rares commissions, à faire les travaux intérieurs, jardinage ou autres qui se trouvent à faire”. Il écrira la même chose à sa confidente de toujours, Mme de Bondy : « Je sers les messes, les bénédictions du Saint Sacrement, je balaie, fais les commissions, je fais tout ce qu’on me dit de faire enfin… Le travail commence après la messe de 8 H du matin et finit à l’heure de la bénédiction du Saint Sacrement qui a lieu en moyenne au moins tous les deux jours à 5 H du soir… ». Quand il sera envoyé au couvent de Jérusalem, il ne pourra pas vivre comme domestique, car les Clarisses en ont déjà un, ainsi qu’un enfant de chœur pour les messes. Alors il sera comme un ouvrier «vivant de son travail à la porte du couvent » et on lui donnera un travail qu’il peut faire « dans sa cellule et qui rend service au couvent : des images pieuses ».

Mais il me semble plus intéressant, pour comprendre le mystère de l’incarnation en Fr. Charles, de se demander avec quel esprit il travail à la Trappe et à Nazareth.

Lisa Cremaschi, moniale de Bose, écrit que « Depuis les origines de la vie monastique on demande aux moines de travailler pour deux raisons : pour vivre et pour faire l’aumône aux pauvres. […] Les anciens moines travaillent comme tout les hommes et les femmes qui doivent se nourrir […] et donc il gagnent leur vie par la fatigue et le travail. […] Tout travail est fait aussi en obéissance au Seigneur dans la certitude de collaborer à son œuvre et donc les moines sont soutenus d’un fort sens de la responsabilité et du souci de produire un travail bien fait ».

En Fr. Charles nous ne trouvons pas ces deux raisons comme raisons principales de son travail manuel. Mais nous trouvons plutôt, comme raison de base un travail bien fait pour imiter Jésus qui à Nazareth a été «le fils du charpentier» ou «l’ouvrier fils de Marie», vivant du travail de ses mains comme tous les habitants de Nazareth. Avec les ouvriers pauvres de Nazareth, Jésus s’adonne au travail quotidien; il en partage la peine, ainsi que le mépris si souvent lié à la pauvreté :

« J’ai été pauvre ouvrier, vivant du travail de mes mains, j’ai passé pour ignorant, sans lettre, j’avais pour parents, proches, cousins, amis, des pauvres, ouvriers comme moi, des artisans, des pêcheurs; je leur parlais d’égal à égal, j’étais vêtu comme eux ; logé comme eux, je mangeais comme eux lorsque j’étais avec eux comme tous les pauvres, j’étais exposé au mépris, et c’est parce que je n’étais aux yeux du monde qu’un pauvre Nazaréen ».

Et alors Fr. Charles s’adonne avec joie au « travail manuel, humble, vil, méprisé » car « cela est plus conforme à la pauvreté, à l’exemple de NS », qui « donne à ce genre de vie une beauté incomparable, que n’a aucune d’autre, si ce n’est celle d’ouvrier évangélique, celle de mon imitation… »

Lié à l’imitation apparait l’aspect « abjection et pauvreté» de cette vie de travail car Jésus, non content de se soumettre à la loi du travail, «s’est livré aux travaux les plus humbles, les plus avilissants», sans chercher à s’enrichir, mais plutôt travaillant le temps nécessaire pour vivre pauvrement et aider les pauvres de son village par sa charité. A son tour, de la Trappe, il écrira à sa sœur : « Puis ce travail, plus pénible qu’on ne pense quand on ne l’a jamais fait, donne une telle compassion pour les pauvres, une telle charité pour les ouvriers, les laboureurs ! On sent bien le prix d’un morceau de pain quand on voit par soi-même combien il coûte de peine de le produire ! ».

C’est d’ailleurs le travail qui fait principalement la vie de Nazareth à ses yeux, si l’on en croit ce qu’il écrit, le 8 juin 1892, au père Eugène en lui parlant de sa vie monastique à Akbès : «Ici le travail a une place importante, cela me plaît, non pas que j’aime le travail, mais il est le compagnon de la pauvreté, c’est l’imitation de Notre-Seigneur, c’est lui qui fait de la Trappe un Nazareth».

D’ailleurs, de son passage à la Trappe, où le moine travaille de ses mains, frère Charles repartira avec une grande conviction de l’importance du travail manuel. Exposant à son père spirituel, en 1893, ses premières idées pour la fondation d’une «petite congrégation» pour imiter la vie de Nazareth, il n’hésite pas à écrire que l’on y vivrait «uniquement du travail de nos mains » et que l’on y mènerait « une vie de travail et de prières».

Aussi ses projets de constitutions et de règlements comportent-ils des prescriptions sur le «saint travail des mains»; les petits frères et les petites sœurs doivent « le pratiquer avec une grande dévotion et une extrême fidélité, comme un point essentiel de l’imitation de [leur] Epoux». Il convient, toutefois, de noter que « les petits frères destinés à être prêtres » devront consacrer six heures « aux études sacrées ou au travail manuel».

Charles de Foucauld s’efforcera de rester fidèle à ce travail des mains, de faire de sa vie d’imitation du Frère bien-aimé un vie de travail et de prière dans laquelle il avoue être à l’aise car « tout en occupant le corps, il laisse à l’âme le pouvoir de prier et de méditer ». Cherchant avant tout le bon moyen d’imiter la façon de travailler de Jésus à Nazareth, il écrit les conseils suivants :

« Comment travailler? En me regardant sans cesse, mon enfant: en pensant sans cesse que tu travailles avec moi et pour moi, entre moi, Marie et Joseph, sainte Magdeleine et nos anges, en me contemplant sans cesse avec eux […] Pour me contempler sans cesse tu peux très bien, comme tu fais, dire des prières vocales, afin de t’aider et de te soutenir contre les distractions […] et il m’est très agréable que tu m’offres ces prières vocales pour ton prochain, mes enfants, en vue de moi, t’acquittant en ce temps et de cette manière d’une grande partie de ce que tu leur dois en vue de moi, et de ce qu’il m’est si agréable de te voir leur donner […[ Sois bien fidèle à cette pratique ».

PRIERE

Le travail manuel fait partie des vertus visibles de la vie cachée de Jésus. Le pauvre ouvrier de Nazareth ne pouvait cependant pas renoncer à sa divinité, révélée par le mystère de la prière qui nous manifeste sa relation filiale avec le Père :

« La partie invisible, c’était la vie en Dieu, la contemplation de tout instant: Dieu vous viviez en Dieu; homme vous ne cessiez de jouir de tous vos instants de la vision béatifique et de dons incomparables […]. Vous travailliez, vous consoliez vos parents, vous vous entreteniez tendrement et saintement avec eux, vous priiez avec eux durant le jour… mais comme vous priiez aussi dans la solitude et l’ombre de la nuit, comme votre âme s’exhalait en silence […]. Toujours, toujours vous priiez […] Vous priiez à tout instant, puisque prier c’est être avec Dieu et que vous étiez Dieu, mais comme votre âme humaine prolongeait cette contemplation pendant les nuits, comme pendant tous les moments du jour elle s’unissait à votre divinité […]. Comme votre vie était un épanchement continuel en Dieu, un regard continuel de la terre vers Dieu, une contemplation continuelle de Dieu, en tous vos instants ; prières vocales et mentales dans le recueillement extérieur plusieurs fois par jour, longues oraisons, long tête-à-tête, longue contemplation la nuit ».

Charles de Foucauld, en partant de son expérience et de sa pratique personnelle de longs temps consacrés à la prière, essaie donc de comprendre et d’entrer dans le mystère de cette prière de Jésus, et de la décrire: contemplation, action de grâces, intercession. Mais il met l’accent surtout sur la contemplation et la demande de la gloire de Dieu :

« Et qu’était cette prière qui faisait la moitié de votre vie à Nazareth? C’était d’abord et surtout l’adoration, c’est-à-dire la contemplation, l’admiration muette qui est la plus éloquente des louanges «tibi silentium laus», cette admiration muette qui renferme la plus passionnée des déclarations d’amour, comme l’amour d’admiration est le plus ardent des amours […] puis, secondairement, en deuxième lieu et prenant moins de temps l’action de grâce: action de grâces d’abord de la gloire de Dieu, de ce que Dieu est Dieu, puis des grâces faites à la terre et à toutes les créatures ; le cri de pardon, pardon pour tous les péchés commis contre Dieu, pardon pour ceux qui ne demandent pas pardon, acte de contrition au nom du monde entier, douleur de voir Dieu offensé ; la demande, demande de la gloire de Dieu, que Dieu soit glorifie par toutes ses créatures, que son règne arrive parmi elles, que sa volonté se fasse en elles comme parmi les anges, et que ces pauvres créatures reçoivent au spirituel et au temporel tout ce dont elles ont besoin et soient enfin délivrées de tout mal en ce monde et dans l’autre […]. Et que les grâces se répandent en particulier en abondance sur ceux que la volonté divine a mis auprès de Jésus, autour de lui, sa mère, son père, ses cousins, ses amis, les âmes qui l’aiment, ceux qui s’attachent a lui […] ».

La partie visible de la vie de Jésus, avec son travail humble et obscur, l’abjection et la pauvreté qui entourait sa situation, animée par la partie invisible qu’a été sa profonde union et obéissance à Dieu, manifestée par la prière, devient, dans la Personne de Jésus, salut des hommes. Par son Incarnation, où se réalise 1’Alliance annoncée et attendue, le Fils, sans cesser d’être le Fils de Dieu, s’est fait frère et solidaire de tout humain. Devenu l’un d’entre eux, il a appris à vivre la vie ordinaire des hommes en l’expérimentant du dedans. Et, parce qu’il était à la fois pleinement un avec le Père, à qui il obéissait parfaitement, et pleinement un avec les hommes, pour lesquels il avait charité, amitié et fraternité, il a livré, à tous ceux qui l’entouraient et au monde entier, les mystères de la Vie divine, les secrets de l’Amour de Dieu qui est Vie et Bonheur pour le monde ; il l’a fait silencieusement dès Nazareth, par une vie sainte de prière, de pénitence et de travail. Cette vie cachée était déjà pleine des paroles et des gestes salvifiques de la vie publique. Elle anticipait la Croix, lieu du Salut universel. A Nazareth déjà, en quelque sorte, selon la parole de 1’Evangile, tous ceux qui le touchaient étaient sauvés (Mt 14, 36).

Dans la trame de son existence quotidienne, il s’emploiera à collaborer à cette œuvre de salut par l’offrande de lui-même et par une communion, intime et profonde, par Jésus, avec le Père, par une vie intense de prière qui se traduit, à l’exemple de Jésus, par une vie d’oraison, de méditation, de prière vocale, de demande de pardon et d’intercession qui a son sommet dans l’adoration.

A la Trappe, cela se manifestera par une « union complète avec Notre Seigneur » faite de « la sainte communion, la lecture et la méditation des Saints évangiles, la prière, la lectures des Pères », dans la prière commune à l’Eglise mais aussi dans sa prière personnelle devant le Saint Sacrement.

A Nazareth, il intensifiera cette vie de prière pour tenir « de plus en plus compagnie [à Jésus] dans le Saint Sacrement» et s’exhaler « là, devant Lui, comme la petite lampe » en ne lui demandant qu’une seule chose : « C’est qu’Il vive en nous, qu’Il nous fasse penser Ses pensées ; parler Ses paroles et faire Ses actions. Que nous cessions d’être et qu’Il vive en nous ».

Par sa prière, il veut coopérer à la rédemption de l’humanité, dans le silence et dans le secret, à la façon de Jésus de Nazareth :

« … Surtout amoureusement, en regardant, contemplant sans cesse le bien-aimé JESUS durant le labeur quotidien, en veillant la nuit dans l’adoration de la divine Hostie et la prière, en donnant toujours au spirituel la première place de beaucoup, en imitant JESUS à Nazareth dans son amour pour DIEU plus éperdument encore qu’en tout le reste. Et en faisant écouler, rayonner ce grand amour de DIEU et de JESUS sur tous les hommes « pour qui le Christ est mort » ; « rachetés à grand prix » ; en « les aimant comme Il les a aimés », et en faisant tout mon possible, tout ce qu’il faisait à Nazareth pour sauver leurs âmes, les sanctifier, consoler, soulager, en Lui, par Lui, comme Lui ».

Pour conclure il me semble intéressant de noter que dans la méditation sur la prière durant la ‘retraite d’Ephrem’, celle-ci devient un reflet du mystère de l’incarnation car Jésus demande à ses disciples de prier comme Lui a toujours prié, c’est-à-dire de demander « au Père d’accomplir toujours Sa volonté », car c’est pour cela qu’il est venu au milieu de nous. C’est celle-ci « la prière la plus parfaite ». Toutes les autres demandes sont contenues dans celle-ci. Cette prière doit être comblée d’amour, de l’amour même qui unit le Père au Fils et le Fils au Père. Car « la meilleure prière est celle où il y a le plus d’amour […], quel que soit le genre de prière, pure contemplation, simple regard jeté sur Dieu, attention silencieuse et amoureuse de l’âme à Dieu, méditation, réflexion, entretien de l’âme avec Dieu, épanchement de l’âme en Dieu, prières vocales de toutes espèce, etc., dans tous ces genres et dans tous les autres, ce qui doit dominer dans la prière, toujours, toujours, c’est l’amour : […] la meilleure prière est celle où il y a le plus d’amour et la prière est d’autant meilleure qu’elle est plus amoureuse ». Fr. Charles termine cette méditation, en se faisant l’écho de sa maîtresse Ste Thérèse d’Avila, en soulignant encore une fois que « Prier, c’est surtout penser à moi en m’aimant – La prière, c’est l’attention de l’âme amoureusement fixée sur moi ».

St Jean avait déjà compris que le mystère de l’Incarnation est un mystère d’amour, et que la vie de Jésus ne fut qu’une vie d’amour pour le Père, et qu’Il s’est incarné non seulement pour nous manifester mais aussi pour nous apprendre « l’amour de Dieu et l’amour de tous les hommes ».

CONCLUSION

Lisa Cremaschi termine son étude sur le travail monastique en soulignant que : “Les deux tentations, celle de trop travailler, peut-être en se cachant derrière la justification que le travail est prière, et celle opposée de multiplier le temps de prière pour ne pas se soumettre à la fatigue du travail, sont présentes dans l’histoire du monachisme dès son origine et elles n’ont pas été vaincues définitivement : c’est difficile d’établir un bon équilibre toujours valable, en chaque situation. Seule une intime disposition de charité est capable de créer l’unité entre vie de travail et vie de prière et de les fusionner en harmonie ».

Frère Charles est-il arrivé à cet équilibre ? Lui aussi a eu du mal. Peut-être cela a-t-il été plus facile à la Trappe et à Nazareth, où « le temps se partage en prière, lectures rapprochant de Dieu, travail manuel fait en imitation de Lui et en union avec Lui ». Ce fut peut-être plus difficile à Beni-Abbés et à Tamanrasset. Mais ce qu’il avait compris et qui l’a soutenu tout au long de sa vie, c’est qu’en suivant ««le fils du charpentier», «l’ouvrier fils de Marie», « il fallait tout enfermer dans l’amour ». Et dans l’amour pour son Bien-aimé Frère et Seigneur, il a trouvé l’unité de toute sa vie en devenant un reflet éblouissant de son Incarnation.

Castelfranco 07.04. 2015.

P. Andrea Mandonico, Sma

La « sequela Christi » selon le modèle proposé par CDF met au centre l’imitation de la vie de Jésus à Nazareth, où le travail et la prière occupent une place importante.

Comment ma fraternité vit-elle ces deux aspects?
Quelle est la qualité de ces deux vertus dans ma vie?

Pour l’actualisation, nous pouvons confronter les indications de Fr. Charles avec Evangelii Gaudium.

PDF: C’est cette beaute qui es ma vie – Andrea MANDONICO

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