Aux amis du diocèse de Maroua-Mokolo et de Tokombéré

P. Grégoire CADOR

Tokombéré, le 23 avril 2015

Aux amis
du diocèse de Maroua-Mokolo
et de Tokombéré

Chers amis,

Trois mois déjà depuis ma lettre du 24 janvier…

Entretemps j’ai eu la joie de revoir certains d’entre vous lors de mon passage éclair en Sarthe pour la conférence de sensibilisation que Mgr Le Saux m’a permis de faire au Mans. Grand merci à lui et à tous ceux qui ont ouvert le cœur du diocèse du Mans à nos frères déplacés de Maroua-Mokolo.

Je voulais vous remercier tous très chaleureusement pour votre mobilisation physique, spirituelle et matérielle à cette occasion…

Certains qui ne pouvaient pas être là l’ont été quand-même grâce à d’autres qui ont très largement relayé les infos et le cri d’alarme que je voulais faire entendre. Merci à tous, grands et petits, de ces efforts qui mettent en œuvre la communion des saints de manière visible et palpable.

Merci à tous ceux qui ont « mis la main au portefeuille »… Les dons pour la Caritas diocésaine continuent d’arriver et ont déjà dépassé les 30.000 euros. Cela va vraiment nous « aider à aider »… Merci à tous.

Au-delà de la question matérielle, je suis très touché par les nombreux courriers qui continuent de manifester l’intérêt et le souci de beaucoup à notre cause qui rejoint celle de très nombreuses personnes à travers le monde. Ne relâchez pas vos efforts. Il est plus qu’urgent de faire retentir en nos vies l’écho de l’amour de Dieu pour tous les hommes, bons ou mauvais.

Je le dis et je le répète, chrétiens, nous sommes dépositaires de la Bonne Nouvelle de la fraternité universelle.

Citant le philosophe musulman Abdennour Bidar, le Pasteur Agnès Lefranc, de l’Eglise protestante unie du Mans, sollicitée pour une conférence à la paroisse de la Couture au cours du Carême 2015 ? disait : «la fraternité s’apprend. On ne naît pas fraternel, on le devient.» Je voudrais aller même au-delà en redisant que la fraternité nous précède puisqu’elle nous vient comme un héritage reçu de Dieu. Comme tout héritage, il nous faut l’apprivoiser. Et alors : Oui, la fraternité s’apprend. Car, si nous naissons frères, nous ne sommes pas toujours spontanément, ni forcément fraternels. Mais nous sommes appelés à le devenir…

Le monde d’aujourd’hui est un formidable défi à notre foi.

Les horreurs que nous voyons défiler sur nos écrans de télé actuellement sur ce qui se passe en méditerranée sont les conséquences directes de ce que la Pape dénonce comme la mondialisation de l’indifférence. La coupe est pleine et commence à déborder ! Il va bien falloir un jour que les riches acceptent de partager avec les pauvres, autre chose que les miettes qui tombent de leurs tables… Il va bien falloir trouver d’autres chemins que la violence et l’édification de barrières pour contenir la « montée des frères ». Aucun blockhaus, aucune forteresse ne pourra jamais contenir ni mettre à l’abri du frère qui a faim !

La seule solution c’est le partage ! Et donc la « déprise » de soi et la remise en question des avantages acquis.

Dans le véritable microcosme ou monde en miniature qu’est Tokombéré, nous avons vécu, il y a peu, les habituelles « Journées de Promotion Humaine ». Elles ont rassemblé pendant deux jours, un millier de responsables villageois venus de tous les secteurs de la paroisse. Chrétiens, musulmans, pratiquants de la religion traditionnelle, originaires d’une dizaine ethnies différentes. Je ne résiste pas, pour commencer, à vous donner l’intitulé de l’invitation qui a été mis au point par les organisateurs :

Thème retenu: « Etre Homme (homme et femme) aujourd’hui à Tokombéré ».

En 2015, nous constatons que nous sommes brassés les uns avec les autres (ethnies, religions…). Nos racines s’entremêlent et parfois se mélangent. Cela nous fragilise car nous ne savons plus exactement qui nous sommes et ce que veut dire être un homme aujourd’hui. Il n’est plus possible, comme autrefois, de nous construire en opposition les uns contre les autres. C’est ensemble, les uns avec les autres, que nous pouvons définir vers quoi nous voulons marcher. C’est le rôle de notre Projet de Promotion Humaine. Nous aurons à nous poser les questions suivantes :

1. Qui suis-je aujourd’hui comme être humain ?

a. en tenant compte de mes racines
b. en tenant compte des questions nouvelles qui se posent
c. en tenant compte des blocages que je rencontre partout

2. Que puis-je espérer ?

a. Quels sont mes objectifs et mes désirs ?
b. Comment m’ouvrir à ceux des autres ?

3. Que pouvons-nous faire pour atteindre ensemble ces objectifs ?

a. Le Projet de Promotion Humaine (PPHT) peut-il nous aider dans ce sens ?
Comment ?
b. Et moi, que puis-je faire là où je suis ?

Et pour vous donner un aperçu de la qualité du travail abattu, je vous livre un extrait de l’introduction du P. Justin : «Nos journées doivent nous obliger à changer, à reconnaitre notre identité, permettre de discuter ensemble pour voir ce qui est bon et ce qui est mauvais. On ne peut pas être un individu aujourd’hui sans être solidaire, on ne peut plus vivre aujourd’hui comme ont vécu nos ancêtres autrefois. Seul, je ne peux rien, il faut coopérer pour qu’on se développe. Il faut dépasser nos différences pour s’identifier, construire l’Homme nouveau.»

Continuons avec les nouvelles :

Le 19 mars, jour de la St Joseph nous avons vécu la passation de service entre l’ancien et le nouveau médecin-chef ! Après quarante ans, Christian passait la main à Jean-Pierre au cours d’une célébration pleine d’émotion et de simple dignité. La vie continue et Christian garde la lourde responsabilité de l’ensemble du Projet de Promotion Humaine et de curé de la paroisse !

Mgr Bruno Ateba, notre nouvel évêque, a effectué sa première visite au collège Baba Simon. Il a visiblement été impressionné par tout ce qui s’y fait. Il semble décidé à nous aider à continuer les efforts malgré les nombreuses difficultés que nous rencontrons devant la concurrence des très nombreux établissements publics qui se multiplient de façon anarchique autour de nous.

Monseigneur reviendra bientôt pour ouvrir le temps des « Portes de l’Avenir » avec le Projet-Jeunes et célébrer une cinquantaine de confirmations.

Nous avons vécu un très belle et fervente Semaine Sainte enracinée dans la foi et l’espérance avec en point d’orgue 55 baptêmes le jour de Pâques (une vingtaine d’autres étant répartis dans les semaines suivantes et les différents secteurs de la paroisse). Dans le contexte que nous vivons les mots et gestes de la liturgie pascale sont plus qu’évocateurs et se passent aisément de commentaires. En communion avec nos frères persécutés des églises d’Orient, je reprends juste ces mots tiré de leur liturgie : « C’est aujourd’hui le jour de la résurrection ! Soyons rayonnants pour la fête et embrassons-nous les uns les autres. Disons, ’O frères’, même à ceux qui nous haïssent ! Et crions: le Christ est ressuscité d’entre les morts ; à ceux qui sont dans les tombeaux, il a donné la vie ! »

L’assemblée des « jeunes agriculteurs de Kotraba » a permis de faire le point avec eux sur les grandes difficultés qu’ils ont rencontrés cette année avec une récolte très moyenne et la situation d’insécurité qui les a particulièrement menacés. Cette année il n’a pas été possible d’envisager de nouvelles recrues mais nous comptons bien reprendre l’an prochain.

Concernant Boko-Haram nous étions dans une relative tranquillité depuis quelques semaines mais la semaine dernière le village musulman de BIA, situé à une cinquantaine de kms de chez nous (à environ 10kms de la frontière), a été entièrement détruit par le feu, une vingtaine de personnes tuées et une grande quantité de bœufs emportés… Nous devons rester très vigilants dans tous les sens du mot.

Le résultat des récentes élections présidentielles et régionales au Nigéria laissent entrevoir une lueur d’espoir. Le nouveau président semble décidé à prendre le problème Boko-Haram à bras le corps ainsi que les causes de son émergence dans la région.

Le 09 mai, nous allons conclure le cycle de formation interreligieuse dont je vous ai souvent parlé. Nous invitons tous les participants et intervenants des premiers week-ends (environ 140 personnes) pour une journée de synthèse et de réflexion sur le thème de «l’engagement du croyant dans la société.» Merci à ceux qui prient de penser à nous ce jour-là !

Début mai nous aurons aussi l’Assemblée générale des jeunes menuisiers qui se fait normalement en mars mais cette année le calendrier a perdu ses repères !

Avec les parents qui acceptent de prendre bénévolement du temps pour cela, nous sommes en train de mettre sur pied les chantiers de vacances 2015 qui permettent aux élèves de familles pauvres de s’inscrire au collège Baba Simon.

Voilà en gros les nouvelles qui vous montrent que nous ne nous ennuyons pas et que nous savons que la violence n’est pas le dernier mot !

Merci d’être avec nous.

Nous sommes ensemble.

A bientôt.

Grégoire

Je propose à votre médiation un texte de Paul Bhatti, chrétien pakistanais dont le frère Shahbaz ministre pakistanais des minorités religieuses, assassiné en 2011, disait dans son testament : «Je me considérerai comme un privilégié si – dans mon effort et dans cette bataille qui est la mienne pour aider les nécessiteux, les pauvres, les chrétiens persécutés du Pakistan – Jésus voulait accepter le sacrifice de ma vie. Je veux vivre pour le Christ et pour lui je veux mourir.»

La violence fondamentaliste a-t-elle encore un lien avec la religion ?

« Les attaques récurrentes contre les chrétiens en Irak, au Pakistan, en Syrie ou encore au Nigeria ont une racine commune : l’idéologie de groupes terroristes qui utilisent la religion pour imposer leurs vues et s’en prendre aux plus fragiles. C’est le cas en Irak avec l’État islamique (EI), mais aussi au Pakistan où les violences faites aux chrétiens sont directement proportionnelles à l’instabilité politique, économique et religieuse du pays. Aussi la tentation est grande d’établir un amalgame entre la religion apparemment en cause, à savoir l’islam, et ce qu’en font ces groupes terroristes qui bénéficient de nombreux soutiens financiers à travers le monde.

Aucune religion ne permet de tuer ou de mourir au nom de Dieu. Dans les textes bibliques ou coraniques, seul Dieu a le pouvoir de donner ou de retirer la vie. Ceux qui, au nom de l’islam, tuent des innocents, font l’apologie du suicide ou considèrent les autres religions comme ennemies n’ont rien à voir avec la religion dont ils se réclament. Tout discours religieux part du respect de l’humanité et ne vise qu’une victoire, celle de l’amour. Qui s’impose par la force dévoie la religion, chrétienne ou musulmane.

« La grande pauvreté et l’absence d’éducation constituent le terreau privilégié du terrorisme » 

En tant que chrétien engagé dans la défense des minorités au Pakistan, je connais l’islam de l’intérieur. J’ai suffisamment étudié ses textes pour savoir que leur interprétation varie d’un pays à l’autre et que l’histoire des premiers siècles de l’islam – en particulier la décision de faire la guerre ou non – ne doit jamais être séparée de son contexte et ne peut servir de règle à toutes les époques. Au Pakistan, je côtoie aussi beaucoup de musulmans de bonne foi qui aspirent au dialogue et à la paix. Certains l’ont payé de leur vie, comme Salman Taseer, gouverneur musulman du Pendjab, assassiné en janvier 2011 parce qu’il prenait avec mon frère, le ministre Shahbaz Bhatti, la défense des chrétiens emprisonnés à cause de la loi sur le blasphème. Aujourd’hui encore, des avocats et activistes musulmans des droits de l’homme défendent les chrétiens au Pakistan, bravant tous les jours la peur et les menaces. Ils sont à mes yeux la plus belle expression de l’islam.

Parce que la violence qui se déchaîne sous nos yeux n’est pas de nature religieuse, les leviers sur lesquels nous pouvons agir sont avant tout politiques et sociaux. La grande pauvreté et l’absence d’éducation constituent le terreau privilégié du terrorisme. C’est pourquoi il revient aux leaders politiques et religieux de s’asseoir autour d’une même table afin d’examiner les vrais problèmes de leur pays et de prendre des mesures concrètes, à commencer par la fermeture des écoles religieuses où les enfants sont endoctrinés dès leur plus jeune âge. La Turquie, l’Indonésie ou les Émirats arabes unis ont accompli de réels progrès dans ce sens et sont parvenus à diminuer leur niveau de violence. »

Propos recueilli par Samuel Lieven
La Croix du 05 septembre 2014

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